Ombres

Publié le par Gwilherm Perthuis

  

 

OMBRES WITZIENNES : quelques éléments d'itnerprétations (notes)

 

L’ombre est outil rhétorique pour Witz. Il l’utilise pour légitimer des situations et pour renforcer formellement une posture. La construction de l’espace qui repose dans certains tableaux sur des lignes de fuites données par le carrelage[1] est appuyée par la mise en place d’ombres projetées importantes. L’ombre produite grâce à l’écart des jambes dans Sabothaï et Benaja (fig. 9 bis), permet de renforcer l’effet produit par les lignes de fuite au sol. La position du personnage crée la profondeur. L’ombre a dans ce cas une portée plus importante que de simplement correspondre à une lumière qui vient de la droite. On retrouve un système semblable dans l’Adoration des Mages (fig. 32) avec la figure du dernier Mage. Ce motif est inversé : l’ombre projetée de la jambe coupe presque perpendiculairement les lignes de fuite du carrelage décoré de motifs géométriques. Ce type d’ombres trouve donc une justification iconographique dans la mesure où elles permettent de spatialiser la scène et de renforcer la construction artificielle de l’espace (mise en perspective). Le sol carrelé de cette peinture est remarquable car unique dans les panneaux de Konrad Witz. Les carreaux sont décorés d’animaux fantastiques qui semblent faire référence à un psaume[2]. La signification reste toutefois à déterminer. L’ombre peut jouer un rôle plastique dans l’Adoration des Mages (fig. 32). La charpente de bois qui détermine une sorte de préau devant le bâtiment, projette une ombre sur le mur blanc de la fabrique architecturale. Il ne semble pas que la figuration de l’étoile sur un morceau d’ombre soit un hasard. L’artiste a choisi d’utiliser le phénomène de l’ombre (partie noircie sur un fond blanc) pour faire ressortir l’étoile, alors qu’en lui-même le motif de l’ombre n’a pas d’intérêt iconographique spécifique.

 

 

 

-          Questions de taches

 

 

 

 

 

            L’ombre peut être une simple tâche dans laquelle nous ne reconnaissons ni forme, ni sujet. Nous avons évoqué le problème de Sabothaï et Benaja (fig. 9 bis) plus haut. Les panneaux extérieurs (vus retable fermé) du retable du Miroir du Salut comprennent de très nombreuses ombres qui se traduisent plastiquement par de grandes tâches ou surfaces sombres homogènes. L’Eglise (fig. 33), la Synagogue (fig. 34) et St Barthélemy (fig. 13)[3] tout particulièrement comprennent des ombres monumentales qui sont plaquées sur les murs. Cette manière d’occuper l’espace architecturé permet de créer une ambiance particulière presque angoissante. L’ombre/tache produit une impression d’un lieu étrange et fantomatique. Dans la Rencontre à la Porte Dorée (fig. 12), la tache sombre qui est due à l’ombre produite par l’architecture au dessus des deux personnages, prolonge cette construction d’un espace à la fois angoissant et « ludique ». Ludique tout d’abord parce que l’ombre permet de cacher et d’insérer des détails que le spectateur ne peut voir. L’artiste montre des détails mais de manière détournée, on ne les voit pas forcément lorsqu’ils sont dans l’ombre. Les espaces sombres de la peinture sont utilisés comme espaces de l’intimité du peintre. Mais l’ombre/tâche crée également une atmosphère particulière dans la peinture, que l’on ne comprend pas forcément complètement au premier regard. Witz place dans cet espace quasi monochrome des toiles d’araignées et des imperfections. La scène tirée de la Légende Dorée est ainsi insérée dans un contexte énigmatique grâce au travail spécifique sur les ombres. Le tableau est hanté par les ombres et par les toiles d’araignées qui y sont cachées. Le Maître de l’Annonciation d’Aix[4] a développé dans le Retable de l’Annonciation (fig. 19) des personnages assez proche de ceux que Witz peint quasiment à la même époque. St Jérémie (fig. 19 ter) par exemple est placé dans une niche et son ombre joue un rôle similaire à celles du maître bâlois. Witz développe l’aspect humoristique de son œuvre avec des détails de ce type, qui pourraient ne pas être évoqués pour comprendre le sujet principal de la peinture. Ils ont toutefois une portée signifiante pour comprendre la conception de l’image au début du XVe siècle. Il est difficile de saisir le contexte dans lequel Witz travaille car les documents sont très peu nombreux, mais il est possible avec un travail spécifique sur des détails de restituer certains éléments propres à l’image sur lesquels nous pouvons véritablement nous appuyer. La toile d’araignée permet également à l’artiste de mettre en place une réflexion théologique. Cette anecdote met en scène le passage de l’Ancien au Nouveau Testament, des anciennes écritures aux nouvelles. Cacher une partie de l’iconographie avec des araignées (motif très peu fréquent), c’est également rendre lisible une partie du mystère. Le mystère de la conception de la Vierge qui donnera naissance au Christ est figuré de manière indirecte ou symbolique par les araignées cachées. Le jeu entre ce qui est caché, l’étrange et le révélé est mis en scène dans des parties secondaires de la peinture tel que le coin de la Porte dorée.

 

 

 

Une tache est particulièrement importante dans une peinture de Konrad Witz, il s’agit de l’aplat sombre situé dans le coin inférieur droit du panneau de Strasbourg, Ste Marie-Madeleine et Ste Catherine (fig. 7). Cet aplat déjà mentionné dans le chapitre précédent, joue un rôle plastique primordial. L’ombre projetée est provoquée par un objet qui n’est pas présenté dans le champ pictural. Il est probable qu’une colonne ou un pilier soit à l’origine de l’ombre. Un des intérêts de ce détail iconographique est qu’il est produit par un élément hors champs (le problème de la conscience du cadre sera développé dans le dernier chapitre). L’autre intérêt du détail tient dans une question de spatialité. La tache que nous avons évoqué, s’interrompt rapidement et ne traverse par le figure de Ste Catherine. L’ombre projetée se poursuit derrière la sainte et s’achève sur un autel situé dans le bas-côté de la nef de l’église. La forte luminosité projetée sur la sainte n’est pas amoindrie par le passage de l’ombre. La conception spatiale dans la peinture de Witz reste médiévale par la manière de composer. L’artiste accumule des couches les unes sur les autres et plaque un plan sur un autre (approche médiévale de l’espace). Dans le même temps Witz cherche à travailler la perspective en faisant partir des lignes de fuites vers l’arcade au fond de la nef. Deux modes de représentation sont mêlés pour construire un espace unifié.

 

 

 

Mais l’ombre qui ne touche pas la sainte pourrait être interprété d’une manière différente. L’ombre factice est volontairement placée en diagonale pour perturber la lecture de l’image. Le fait que le personnage saint ne soit pas toucher à sans doute une valeur spirituelle. La sainteté n’est pas atteinte par l’ombre puis est abstraite de l’espace et du temps. L’ombre qui est par définition une manifestation temporelle, ne peut avoir d’incidence sur la sainte car elle est extraite hors du temps (intemporalité acquise). La lumière est divine et enveloppe les personnages saints. Ils sont d’ailleurs représentés à une échelle décalée de celle de l’architecture. Ils sont volontairement trop grands car ils ont une forte importance et sont décalés de la réalité matérielle. Ce type de représentation des saintes insérées dans des églises est récurrent au début du XV e siècle. Le Maître de Flémalle et Jan van Eyck en particulier, développent des modèles qui ont pu influencer Witz, même si ce dernier a interprété la relation des figures à l’espace d’une manière originale et personnelle.

 

 

 

-          Une ombre sans objet

 

 

 

 

 

Dans sa Brève histoire de l’ombre, Stoichita tente de jalonner l’histoire du négatif de la lumière en s’appuyant sur la dialectique de l’absence/présence. Il consacre quelques pages au traitement de l’ombre dans la peinture de Konrad Witz en prenant comme unique exemple l’Adoration des Mages[5]. Son analyse fine s’appuie sur de nombreux textes religieux. Reconnaissant l’importance de son analyse nous la prenons en compte pour avancer au-delà de ses premières remarques générales.

 

 

 

Une ombre produite par un élément extérieur au tableau est également identifiable dans la Rencontre à la Porte Dorée (fig. 12). Ce détail présenté comme dans l’œuvre précédente dans le coin inférieur droit, met en jeu des questions légèrement différentes. Il n’y a pas dans ce cas de problème de prolongement de l’ombre, mais simplement une question relative à l’objet producteur d’ombre. La scène de la Rencontre entre Anne et Joachim a été simplifiée au maximum par Witz. Il centre l’action sur le couple en reprenant des modèles trapus et sculpturaux, les détails sont évincés. Nous pourrions alors penser que l’ombre fasse allusion à un personnage évoqué dans la Légende Dorée mais non présenté dans le champs pictural déterminé par le cadre (par exemple un berger). L’ombre pourrait tenir dans la peinture un rôle déterminant : la scène est simplifié au maximum pour faciliter la compréhension, mais un signe marginal de l’image permet de comprendre qu’il y a autre chose en dehors de l’image centrée. C’est en ce sens que l’ombre aurait une valeur iconographique. La conscience théorique du cadre est difficile à affirmer mais Witz manifeste tout de même une intuition par rapport à cette question et il se sert du hors champs pour insinuer un élément iconographique non visible. Nous reviendrons en détail sur ces questions dans le dernier chapitre en interprétant d’autres objets marginaux que les ombres. L’ombre prend une force signifiante même si elle ne représente pas directement un objet que l’on connaisse. Encore une fois elle permet de dire sans affirmer, de laisser croire, de susciter l’imagination, d’impliquer le spectateur. L’originalité iconographique est un jeu et peut dans une certaine mesure prendre un caractère ironique. L’artiste ne représente pas les personnages de manière canonique mais évoque ironiquement leur présence par leur simple ombre. Ils ne méritent pas eux-mêmes de figurer dans la peinture mais leur ombre est plus importante.

 

 

 

            Au sein du même panneau, nous relevons la présence d’une autre ombre très étrange qui a semble-t-il une « portée » différente. Il s’agit de l’ombre qui est peinte sur le mur de la fabrique architecturale (porte) derrière la poutre en bois évoquée plus haut. La forme de l’ombre ne renvoie directement à aucun objet présenté dans le champ et son placement ne permet pas de conclure à une ombre d’un objet hors champ. L’artiste joue avec les ombres, les manipulent, les placent dans la peinture pour la forme qu’elles représentent et non pas pour leurs relations.

 

 

 

            Baxandall a travaillé les questions d’ombres mais plus particulièrement par rapport à des données scientifiques sur l’optique émises dès le XVIIIe siècle[6]. Les commentaires théoriques sur la question de l’ombre sont postérieurs à Witz. Mais les écrits de Léonard de Vinci par exemple peuvent permettre de mieux recevoir la peinture de Witz. L’ombre ne peut jamais être étudiée sans la lumière. Les deux éléments fonctionnent ensemble en permanence puisque l’un émane de l’autre. Baxandall distingue trois types d’ombres qu’il redéfinit avec d’autres termes : l’ombre portée, l’ombre attachée ou l’ombrage. Ces sont les trois manières de gérer la lumière et les contrastes en peinture. La première est une ombre qui se détache du sujet qui la produit, la seconde est une ombre présente sur le corps qui la produit et la troisième est un procédé qui permet de donner du relief à la figure ou à l’étoffe représentée. Witz fait un usage important de l’ombrage pour mettre en place les plis volumineux des grandes robes de Ste Marie-Madeleine et Ste Catherine (fig. 7). Léonard de Vinci va jusqu’à affirmer que l’ombre est plus forte que la lumière car elle peut amoindrir ou rendre moins intensif une source lumineuse alors que le contraire n’est pas possible. Dans son Traité de la peinture rédigé vers 1490 et qui aurait du être un traité plus vaste, Léonard consacre une partie à l’espace et à la lumière[7]. Il étudie le fonctionnement de l’œil pour déduire des considérations générales sur les ombres en peinture. Le relief qui a une forte importance pour Léonard devra être traité par un modelé qui remplace la couleur. D’autre part pour Léonard se sont les objets qui vont à l’œil et les images pénètrent dans l’œil[8].La lumière pénètre donc de manière encore plus puissante lorsqu’elle est dirigée que lorsqu’elle est diffuse. Le relief qu’elle produit est d’autant plus important. Enfin Léonard réfléchit sur les notions de formes, de déformation et de longueur des ombres. L’ensemble des ces éléments théoriques mais toujours attachés à des observations naturalistes, ont eu le mérite de créer des cadres à l’utilisation des ombres en peinture. C’est Léonard qui le premier théorise les problèmes d’ombres même si Pline les avaient abordés dans le livre de son Histoire naturelle consacré à la peinture[9].

 

 

 

Ernst Gombrich dans son ouvrage intitulé Ombres portées, leur représentation dans l’art occidental[10] évoque le principe de l’ombre manipulée qui permet de faire apparaître un objet, un personnage, un motif qui est déconnecté de la source qui produit l’ombre. Nous reprenons ce principe en l’adaptant à la personnalité spécifique de Konrad Witz. L’ombre est véritablement un motif iconographique en sois puisqu’il en dit plus que l’objet référent. Des ombres sont mêmes figurées, sans que l’on sache d’ou elles sont issues.

 

 

 

Pour clore notre développement sur l’ombre comme motif iconographique et en particulier sur la déformation de l’ombre au profit de nouveaux motifs, nous souhaitons présenter brièvement un motif de la Présentation du cardinal François de Metz (fig. 14)[11] du musée de Genève. Sous le chapeau cardinalice tendu dans le champ pictural (motif que nous étudierons ultérieurement), on note la présence d’une ombre à la forme étrange et difficilement identifiable. Comme dans le cas étudié précédemment, l’ombre ne renvoie pas directement à un détail iconographique figuré dans le panneau. Ce ne peut être ni l’ombre du chapeau, ni celle des clefs de St Pierre, ni celle d’un des anges du trône. L’ombre est volontairement placée à la marge de la représentation de manière à ne pas tenir un rôle trop important par rapport au thème principal du tableau. Cette ombre pourrait renvoyer à un des éléments présentés dans le cadre dans la mesure où l’on accepte qu’elle ait été transformée. La forme est relativement proche de celle que nous avions analysée dans la Rencontre  : un canard ou un lapin. Il n’est pas possible de dégager une interprétation unique et se serait une erreur que de tenter de le faire. La richesse du motif est justement de demeurer ambigus et ouvert. La forme peut être perçue de multiples manières. Les moyens plastiques de la peinture permettent à l’artiste de figurer une ombre et en même temps de signifier la forme d’un animal qui selon les personnes sera perçue de telle ou telle manière. Nous ne connaissons aucun document, description, ou commentaire[12] qui puisse permettre de connaître la réception de ces motifs. Il est toutefois certain que l’artiste joue avec certains détails et utilise pleinement les forces expressives de la peinture en condensant plusieurs sens dans une même forme.

 

 

 

Le caractère excentrique et original de l’œuvre de Witz que nous avons analysé dans la seconde partie de notre étude pourrait permettre d’expliquer l’intrusion de motifs étranges de ce type. L’ombre déformée pour représenter un objet quelconque a des tenants humoristiques. On sent que l’artiste fait preuve d’humour lorsqu’il insère dans une scène religieuse de nouveaux personnages qui sortent seulement des ombres. Des inventions plastiques très pertinentes démontrent également une certaine liberté acquise par l’artiste. L’ombre déformée du panneau de Bâle (fig. 52) pourrait figurer un canard très agrandi. La forme en a en tout cas l’aspect. C’est l’intention recherchée par l’historien qui verra plus dans la forme un canard, un lapin, des éléments architecturaux, des taches informes. Notre capacité de comparer la forme au réel nous permet de mettre un nom sur le motif plastique. Witz insère une forme très particulière dont l’aspect peut être interprété de différentes manières. Il insère un élément énigmatique qui par nature ne peut être interprété d’une seule et unique façon. Comme pour le cas du lapin-canard de Jastrow, c’est l’intention du spectateur qui va faire pencher vers une interprétation ou un autre d’une forme qui plastiquement est mixte. Konrad Witz donne un aspect spécifique à l’ombre pour créer un doute relatif à ce que nous voyons.

 

 

 

D’un point iconographique, les ombres aux formes étranges ne sont pas récurrentes dans la peinture avant le XVII e siècle. Une analyse générale devrait être menée pour questionner la récurrence des motifs marginaux dans la peinture. Est-ce que ces ombres transformées de nature humoristiques pourraient être considérées comme une sorte de signature ? Est-ce que Witz est le seul à les utiliser dans de la peinture religieuse conciliaire ?



[1] La perspective est fausse, on la nommera empirique. Il est fort peu probable que Witz ait connu l’ouvrage d’Alberti publié en 1435 (De pictura) et même s’il en avait entendu parlé, nous pouvons supposer qu’il aurait de toute façon maintenu certaines traditions qui ne peuvent être couplées avec la mise en œuvre d’une perspective centrale.

 

 

[2] Psaume 91, verset 13 : « Tu marcheras sur le lion et l’aspic, tu fouleras le lionceau et le dragon ».

 

 

[3] St Barthélemy est l’apôtre des Indes venu d’orient. Il porte le couteau en référence à son martyre puisqu’il fut écorché. Sa peau n’est pas présentée ce qui n’est pas étonnant dans le contexte germanique qui n’a adopté cet attribut avec beaucoup de retard.

[4] Le Maître de l’Annonciation a été rapproché de Arnoul de Cats par Albert Châtelet. Cf CHATELET, 1987.

 

 

[5] STOICHITA, 2000, p. 79-84

 

 

[6] BAXANDALL, 1999

 

 

[7] LEONARD de VINCI, 1490, p. 161-181

 

 

[8] Ibid, p. 168

 

 

[9] PLINE, Ier siècle ap. J.C.

 

 

[10] GOMBRICH, 1996

 

 

[11] François de Metz qui a acquis une grande importance pendant le Concile de Bâle fut élevé au rang de cardinal par Amédée VIII. Il est fort probable qu’il soit le commanditaire du retable de Genève. Il est représenté en donateur dans ce panneau, agenouillé devant la vierge et présenté par St Pierre.

 

 

[12] Une analyse systématique des textes contemporains ou du début du XVI e siècle pourrait permettre de mieux connaître la manière dont les œuvres ont été reçues par les fidèles et ainsi confirmer ou infirmer nos remarques.

 

 

Publié dans konradwitz

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